Wednesday, November 2, 2016

Enquête sur le vol MH17: Jamais le Kremlin n’était allé aussi loin pour entraver le cours de la justice

Si l’on regarde seulement deux ans en arrière (époque à laquelle la Russie avait déjà réussi à annexer la Crimée et fomentait tranquillement une guerre civile en Ukraine), il y a quelque chose d’étrange à se dire que les temps étaient alors plus simples.

Certes, ils n’étaient pas vraiment si simples que cela: avant que le vol MH17 de Malaysia Airlines ne soit abattu au-dessus de l’Ukraine, les autorités russes avaient déjà menti publiquement sur le rôle de leurs forces spéciales dans la prise de la Crimée. Les médias appuyés par le Kremlin avaient déjà commencé à diffuser des rumeurs folles et de fausses informations, comme la crucifixion supposée d’un enfant de 3 ans par les forces ukrainiennes. 

Mais aujourd’hui, il semble que la destruction du vol MH17 —un désastre qui a horrifié le monde et a depuis fait l’objet de deux enquêtes internationales afin d’établir un semblant de vérité— a constitué un tournant pour la machine de désinformation russe: c’était la première fois que tout l’appareil d’État était formé à la tâche de convaincre le monde d’accepter un faux récit des événements, et ce en dépit des nombreuses preuves du contraire.

Discréditer ceux qui accusent la Russie

Si la Russie avait déjà auparavant trempé dans des histoires de désinformation, les suites de la catastrophe du MH17 constituèrent un véritable cas d’école sur la manière d’utiliser différents canaux de communication pour tendre vers un même but commun: discréditer tous ceux qui prétendent que la Russie a joué un rôle dans l’attaque. Trolls internet, hackers, médias à la solde du Kremlin, employés d’État, retraités de l’armée, représentants officiels des institutions, programmeurs anonymes… tous joignirent leurs forces pour attaquer les enquêteurs et même fausser les preuves. Cette opération de désinformation était d’une ampleur sans précédent, au point d’initier une nouvelle phase extrêmement troublante, que le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a depuis qualifié de «de guerre de l’information avec les dictateurs du goût» du secteur des médias.

En outre, cela ne s’est pas arrêté depuis: les techniques utilisées pour attaquer l’enquête sur le vol MH17 ont depuis été utilisées pour nier la complicité de la Russie dans d’autres incidents fatals, non seulement en Ukraine, mais aussi en Syrie —sans parler de la récente destruction d’un convoi humanitaire des Nations Unies, que la Russie a, dans les jours qui ont suivi, tenté de faire passer pour le résultat d’un tir d’artillerie rebelle ou, peut-être, d’une forme de sabotage.
La destruction du vol Malaysia Airlines fut en quelque sorte un point de bascule pour l’image publique de la Russie. Avant le désastre, certaines personnalités russes avaient été sanctionnées pour l’annexion illégale de la Crimée, mais l’Occident, notamment l’Union européenne, n’avait pas vraiment souhaité aller plus loin. Il y avait cette impression que les problèmes de l’Ukraine étaient, du moins en partie, un peu de sa faute, qu’il s’agissait d’un conflit local qui ne devait pas venir entraver des relations plus vastes. Mais, avec la destruction d’un avion de ligne avec 298 personnes à son bord, le conflit local est devenu un problème mondial.
Dès le départ, le Kremlin s’est imposé comme le principal soutien et défenseur des séparatistes de l’est de l’Ukraine. Le gouvernement ukrainien a accusé les séparatistes d’avoir abattu le vol MH17 pour l’avoir pris pour un avion de transport militaire et la Russie d’avoir fourni le système antiaérien Buk. Cette version avait une résonnance toute particulière dans un contexte international qui avait vu la Russie annexer illégalement la Crimée seulement quatre mois auparavant.

La Russie a construit sa propre théorie

Durant quelques jours, la réponse du gouvernement russe sembla presque hésitante. Ses premières déclarations publiques étaient, eut égard aux habitudes du Kremlin, très retenues: il déclarait seulement que l’Ukraine devrait faire plus pour mettre fin aux combats et demandait une enquête internationale. On ne peut qu’imaginer les conversations qui eurent lieu au Kremlin lors de cette période extrêmement critique. Mais, quatre jours après le crash, il devint clair que la Russie avait décidé d’une nouvelle stratégie. Elle présenterait sa propre théorie sur l’affaire et s’y tiendrait coûte que coûte, aussi improbable puisse-t-elle finir par sembler. Et si cela impliquait d’utiliser les organes officiels pour générer des «preuves» appuyant cette théorie, elle le ferait.
Le 21 juillet, lors d’un long briefing d’une heure, le ministre russe de la Défense fit une série d’annonces: tout d’abord, il déclara que le radar russe avait localisé un avion de combat ukrainien Su-25 à proximité du MH17; ensuite, que les satellites russes avaient localisé des missiles ukrainiens Buk dans la zone; enfin, que le ministère de l’Intérieur ukrainien avait fait circuler une vidéo montrant soi-disant un lanceur Buk dans un territoire tenu par les séparatistes, mais qu’elle avait été en fait filmée sur un territoire du gouvernement. Le fait que ces allégations pointaient vers des théories contradictoires (avion, missile…) ne semblait déranger personne. Au contraire, le gouvernement lui-même, les médias d’État, les trolls internet et même des bras du Kremlin habituellement absents de la guerre d’information, comme les fabricants d’armes détenus par l’État, mirent les bouchées doubles pour les appuyer.
Pour son briefing de juillet, le ministre vint armé de «preuves» de ses théories contradictoires. Tout d’abord, pour soutenir l’idée selon laquelle un avion ukrainien pouvait avoir abattu le vol MH17, il affirma que les radars aériens russes avaient détecté un jet Su-25 ukrainien en direction du vol MH17 avant le crash et présenta des images censées montrer sa présence. Néanmoins, les images étant de très mauvaise qualité, elles furent rapidement remises en question par les observateurs. En fin de compte, l’hypothèse d’un autre avion ayant abattu le vol MH17 fut rejetée par les enquêteurs internationaux, qui affirmèrent qu’il n’y avait eu aucun signe indiquant la présence d’autres avions dans les environs du crash. Le ministère semble même avoir confessé son mensonge le mois dernier (ou du moins, en partie) en annonçant qu’il avait de nouvelles «données radar» montrant que rien, pas même un missile, n’avait approché le vol MH17 depuis le territoire tenu par les séparatistes.

Des fausses preuves

Ensuite, afin de soutenir l’hypothèse selon laquelle c’était peut-être un missile ukrainien (et non russe) qui avait détruit l’avion, le ministère de la Défense présenta une série de «photos satellites» censées révéler la présence d’un lance-missiles ukrainien Buk dans la zone du crash. Ici encore, elles étaient de très faible résolution et donc difficiles à valider, mais des analyses menées par le groupe de journalistes d’investigation Bellingcat et le centre James Martin pour les études sur la non-prolifération du Middlebury Institute of International Studies (ces dernières conduites à l’aide d’un logiciel médico-légal), finirent par démontrer que les images avaient été modifiées numériquement.
Enfin, afin d’invalider une vidéo émise par le gouvernement ukrainien, qui montrait un lanceur Buk transporté à travers le territoire séparatiste, le ministre rapporta, à propos, plusieurs «captures» de la vidéo. Ces captures montraient un panneau sur lequel se trouvait une adresse à Krasnoarmeysk, une ville d’Ukraine située dans le territoire sous contrôle du gouvernement. Les recherches de Bellingcat prouvèrent qu’il s’agissait également d’un faux.
Mais les recherches de ce type prennent du temps: il fallut attendre la mi-2015 pour que ces réfutations commencent à être entendues. En attendant, la machine de désinformation du Kremlin fit des efforts sans précédent pour défendre les théories du «Su-25» et du «Buk ukrainien».
RT, la chaîne télévisée financée par l’État, a fait des pieds et des mains pour offrir un alibi au Kremlin, en se concentrant sur la théorie du Su-25. Elle a diffusé un documentaire de vingt-trois minutes pour montrer la force de frappe de l’avion militaire ukrainien, notamment un tir d’essai dans lequel un Su-25 mitraillait deux avions au sol pour comparer les impacts avec ceux vus sur le MH17. Elle a également tourné un reportage dans lequel un mécanicien anonyme travaillant sur une base aérienne ukrainienne affirmait, sous le contrôle d’un détecteur de mensonges, avoir vu un avion de chasse ukrainien partir armé et revenir sans ses missiles air-air le jour du crash. La chaîne contacta également plusieurs anciens officiers militaires russes pour confirmer qu’un Su-25 (avion destiné à des attaques au sol ou à faible altitude) aurait pu abattre un MH17. Parmi ces «experts», on trouvait le lieutenant général Aleksandr Maslov, ancien responsable adjoint de la défense aérienne et des forces au sol russes, l’ancien général de division Sergey Borysyuk et l’ancien commandant en chef de l’aviation russe, Vladimir Mikhailov.

«Trolling»

Pendant ce temps, tout un groupe d’employés d’État s’employa à valider la théorie du «Buk ukrainien». En juin 2015 (alors que RT était encore en train de développer l’histoire du Su-25), Almaz-Antey, la société nationale (propriété de l’État), qui fabrique les missiles Buk, tint une conférence de presse pour annoncer que le vol MH17 avait bien été abattu par un missile Buk, mais qu’il avait été tiré depuis un territoire tenu par le gouvernement ukrainien, au moyen d’une arme qui n’était plus employée par la Russie, mais encore en usage en Ukraine. Elle développa ses affirmations en octobre 2015, en citant pour preuves des tests balistiques et une simulation de tir très impressionnante à échelle réelle, durant laquelle un Buk fut tiré contre le fuselage d’un avion. D’après cette «preuve», les enquêteurs internationaux avaient tort à propos du type de missile utilisé, à propos de l’angle auquel le missile percuta l’avion et à propos de l’endroit d’où il fut lancé. Almaz-Antey n’a pas démordu de cette version depuis, comme elle l’a montré pas plus tard que le mois dernier.
Parallèlement à cela, une armée d’anonymes a inondé les forums et chats internet de commentaires soutenant les deux versions russes. Ces «trollings» allaient des simples insultes (l’auteur de ces lignes a appris un nombre impressionnant d’obscénités en russe en attirant l’attention sur lui sur Twitter) aux hypothèses conspirationnistes (affirmant, par exemple, que le crash du vol MH17 était une conspiration de la CIA visant à abattre le président russe Vladimir Poutine). Ils étaient soutenus par un groupe obscur de hackers qui essayèrent de s’infiltrer dans les mails de Bellingcat. Ils allèrent même jusqu’à créer des fakes ridicules, comme cet «enregistrement» de soi-disant «agents de la CIA» qui pourrait valoir à ses acteurs l’oscar de la plus mauvaise imitation jamais effectuée à des fins de propagande.
Jamais, depuis l’époque soviétique, le gouvernement de Moscou n’était allé aussi loin pour entraver le cours de la justice. On est donc en droit de se demander pourquoi il est allé aussi loin et pourquoi il a choisi de refaire la même chose en Syrie.

La réaction des Russes et du monde?

Nous ne pouvons savoir ce qui s’est dit au Kremlin entre le crash et la conférence de presse du ministre de la Défense. Nous savons juste que le crash du vol MH17 a transformé la guerre en Ukraine (qui était alors principalement une question diplomatique) en passif potentiellement politique, voire criminel. Comment réagiraient les électeurs russes s’il était prouvé que leur gouvernement (qui est toujours enclin à se présenter comme l’incarnation infaillible de la fierté nationale) s’était rendu coupable d’avoir soutenu le meurtre de 298 innocents? Et comment réagirait la communauté internationale si l’on découvrait que la chaîne de commandement remontait jusqu’au Kremlin?
Il est donc intéressant d’observer de près les moments auxquels la machine de désinformation russe est passée à l’action en Syrie. On peut notamment constater qu’elle fonctionne à plein régime dès qu’arrive un évènement pouvant être présenté ou interprété comme un crime de guerre, tel que le bombardement d’un hôpital, d’une mosquée ou d’un convoi humanitaire.
Le premier exemple d’histoires fabriquées «façon MH17» en Syrie apparut à la fin octobre 2015, soit un mois après le début de la campagne de bombardements russe. La Russie fut accusée d’avoir frappé une mosquée à Jisr al-Choghour, dans la province d’Idlib, le 1er octobre 2015, deuxième jour de la campagne.
La réponse du ministère de la Défense fut de qualifier cette affirmation de «supercherie» et de publier des «images satellite» montrant une mosquée intacte avec un dôme bleu à la frontière ouest de la ville, avec une grosse étiquette la qualifiant de «mosquée Al Farouq Omar Bin Al Khattab», qui cachait les banlieues nord. Ici encore, cette affirmation fut relayée et amplifiée par RT et le site Internet Sputnik, qui fit grand cas de la déclaration du ministère selon laquelle «les médias occidentaux ne cessent de publier des histoires fausses sur la nature supposément aveugle des frappes aériennes conduites par nos forces».
Et, une fois encore, des preuves de ces «allégations» furent plus tard apportées par un reportage de Bellingcat, qui montrait que le nom utilisé par le ministère de la Défense correspondait à deux mosquées différentes: l’une d’elles, avec un dôme bleu, était la mosquée Al Farouk, située à l’ouest de la ville, encore intacte. Celle que l’on disait avoir été détruite par la frappe aérienne russe était la mosquée Omar Bin Al Khattab, qui avait un minaret et non un dôme, et se situait au nord de la ville. L’endroit où elle se situait était complètement caché sous l’étiquette insérée par le ministère sur les photos publiées.

Deux ans et demi de désinformation

Suite à la publication récente d’un rapport accablant de la Joint Investigation Team (JIT), une équipe internationale en charge d’enquêter sur le crash du vol MH17, qui a conclu de manière définitive que le missile qui avait touché l’avion avait été importé en Ukraine depuis la Russie, tous les rouages de la machine de désinformation du Kremlin se sont remis en mode MH17. Les représentants officiels du Kremlin ont affirmé que la JIT n’avait «pas lié» le crash du MH17 à la Russie. Le ministère des Affaires étrangères accusa la JIT d’avoir «des motivations politiques». Almaz-Antey, de nouveau sous les projecteurs, donna sa propre version des faits, diffusée par RT, qui réfutait toutes les découvertes de la JIT. En parallèle, les trolls internet commencèrent à attaquer sur les réseaux sociaux tous ceux (moi compris) qui parlaient du rapport en question.
Ce n’est, semble-t-il, qu’une question de temps avant que l’appareil à propagande russe ne se reconcentre sur la campagne militaire actuellement en cours en Syrie. Mais les deux ans et demi de désinformation au sujet du vol MH17 constituent un cas d’étude sur l’état d’esprit actuel du Kremlin. Ils nous ont montré que le gouvernement russe est prêt à mentir, falsifier et tromper tant que possible pour se sortir de l’embarras, même si les charges retenues sont particulièrement graves. Cela soulève bien entendu la question de la bonne volonté du Kremlin à faire preuve de responsabilité et de modération lors de conflits comme celui actuellement en cours en Syrie.
La leçon la plus dérangeante qu’il y a à tirer de l’affaire du vol MH17 est que, pour l’instant au moins, si les efforts propagandistes du Kremlin lui ont fait perdre une grande partie de sa crédibilité en Occident, ils lui ont aussi permis de rester solidement en poste en Russie. À l’heure actuelle, personne n’a encore eu à répondre du meurtre de centaines de civils innocents. C’est parce que, avec l’affaire du vol MH17, l’appareil de désinformation russe a franchi le Rubicon et, pour l’instant, cela a fonctionné.

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