Le Monde.fr | Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
Deux mois et demi après l’assassinat de l’opposant Boris Nemtsov, tué
par balles au pied du Kremlin le 27 février au soir, le rapport qu’il
préparait sur l’implication du pouvoir russe dans le conflit en Ukraine a été
publié à titre posthume, sous le titre « Poutine. La Guerre ». Bien
que le matériel informatique de l’ancien vice-premier ministre de Boris Elstine
a été saisi par les enquêteurs au lendemain de sa mort, une poignée de ses
fidèles est parvenue, sur la base de notes écrites et de témoignages de
familles, à reconstituer
son travail. Présentant le
document, mardi 12 mai, au siège du parti d’opposition RPR-Parnasse, l’un
de ces proches, Ilia Iachine, a dénoncé « une
aventure géopolitique, une guerre non déclarée, cynique, un crime contre la
Russie ».
Le rapport s’appuie sur les témoignages de familles de soldats russes
envoyés en Ukraine après avoir été forcés de démissionner et qui y ont péri.
Parmi eux, 70 parachutistes, dont 17 provenant de la région d’Ivanovo, auraient
ainsi trouvé la mort en février dans la bataille de Debalstevo, une ville de
l’est ukrainien conquise par les séparatistes au lendemain même des accords de
Minsk signés dans la capitale biélorusse pour tenter d’imposer une trêve, sous
le parrainage des dirigeants russe, ukrainien, français et allemand.
« Tous les
succès des séparatistes ont été menés avec le soutien militaire russe, affirme Ilia Iachine. Cela
a été le cas en août 2014, lorsque l’offensive ukrainienne stoppée nette a
obligé Petro Porochenko [le
président ukrainien] à s’asseoir une première fois à la table
de Minsk, puis à nouveau en février, lorsque l’armée ukrainienne a été arrêtée
à Debalstevo. » Ces
témoignages restent cependant anonymes. « Les
familles ont peur. »
Parmi les confessions recensées, certaines avaient été
déjà rendues publiques sur les réseaux sociaux ou dans des médias indépendants.
En septembre 2014, l’histoire de Nicolas Kozlov, 21 ans, envoyé d’abord en
Crimée puis dans le Donbass où il a perdu une jambe, avait ainsi été relatée
par son oncle, Serguei Kozlov. Ces soldats, obligés de démissionner de l’armée,
auraient reçu contre l’engagement de tenir secrète leur mission, l’assurance
d’une indemnité financière pour leurs familles en cas de blessure ou de décès.
Ces indemnités, évaluées à 3 millions de roubles
(53 000 euros) selon les sources de Boris Nemtsov, n’auraient
cependant plus été versées à partir de septembre 2014. Le rapport, qui ne
prétend pas être exhaustif, recense quelque 220 militaires russes décédés dans
les combats, ce qu’a toujours nié Moscou.« Nous avons tout vérifié,
assure Ilia Iachine, et tout ce que nous n’avons pas pu vérifier, nous
l’avons enlevé ».
« Il y a aussi ceux que la
propagande appelle des “volontaires” mais que nous appelons, nous, des
mercenaires car ils correspondent bien à cette qualification et ils reçoivent
entre 60 000 et 90 000 roubles par mois », ajoute-t-il. Les combattants tchétchènes, recensés dans le
bataillon « La Mort », en feraient partie. « Ils sont
apparus en mai 2014, d’abord dans le bataillon séparatiste Vostock qui a
participé à la prise de l’aéroport de Donetsk, puis à nouveau en
août 2014. Ce sont d’anciens combattants [des guerres russo-tchétchènes] amnistiés par Kadyrov [chef de la république autonome de
Tchétchénie], qui sont aujourd’hui considérés comme
sa garde personnelle », affirme Ilia Iachine.
Soldats, mercenaires, matériel de
guerre, blindés : l’aide financière de Moscou aux séparatistes prorusses
du Donbass est ici évaluée à 53 milliards de roubles (environ
930 millions d’euros) en dix mois, auxquels il faut ajouter
80 milliards de roubles d’aide aux réfugiés de cette « catastrophe
humanitaire ».
Selon le rapport, tout a commencé avec la Crimée
lorsque Vladimir Poutine se serait rendu compte du bénéfice qu’il pouvait tirer
sur le plan personnel de l’annexion de la péninsule ukrainienne, alors que sa
côte de popularité stagnait « entre 40 et 45 % » malgré
sa réélection, en 2012, à la tête de l’Etat.« L’envergure du
scénario du retour de la Crimée en Russie est aujourd’hui évidente »,
écrivent les auteurs. Mais, ajoutent-ils, « l'histoire ne s’est
pas arrêtée là et une vraie guerre a commencé dans les territoires de Donetsk
et de Louhansk où les séparatistes ont été soutenus politiquement,
économiquement et militairement».
« Poutine, insiste Ilia Iachine, veut diriger comme
Staline et vivre comme Abramovitch [un milliardaire russe]. Il
ment au peuple russe et au monde entier. »C’est pour les Russes,
a-t-il insisté que ce rapport a été rédigé, « pas pour les
Occidentaux qui n’ont pas besoin d’être convaincus ». Au
lendemain du 70eanniversaire de la victoire sur le régime nazi
célébré le 9 mai par le Kremlin avec faste, l’opposition prend soin de ne
pas laisser le terrain du patriotisme au pouvoir :« Cette guerre
que Poutine a commencée avec un pays proche menace les intérêts de la
Russie. » Une collecte va être lancée dans le pays pour financer
la sortie du rapport Nemtsov tiré seulement à 2 000 exemplaires dans un
premier temps et qui doit faire face, selon ses promoteurs, aux réticences des
imprimeurs.
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