Alexandre Lévy, Sofia
Un sommet historique des Eglises
autocéphales orthodoxes doit se tenir en Crète du 16 au 27 juin sous
l’autorité du patriarche de Constantinople Bartholomée Ier. Une tutelle difficile à digérer pour Moscou
Depuis
plusieurs mois déjà l’organisation de cet événement était très critiquée en
coulisses par certains métropolites conservateurs qui jugeaient que le concile
prenait une tournure «trop œcuménique». Mais, dans un communiqué publié le
1er juin, le Saint-Synode bulgare – l’institution collégiale au sommet de
l’Eglise du pays – est allé beaucoup plus loin en appelant à un report pur et
simple du concile. Dans le cas contraire, le patriarcat bulgare a annoncé son
«refus catégorique» d’y participer.
Comment
expliquer ce revirement de dernier minute? Le texte souligne, entre autres
sujets de discorde, le mécontentement des prélats bulgares sur un «ordre du
jour imposé» et une organisation «remettant en cause l’égalité des Eglises
autocéphales».
Cette
rebuffade plutôt audacieuse, voire risquée, a beaucoup surpris les experts.
Mais alors que les spéculations allaient bon train, les médias de Sofia ont
révélé le 2 juin l’existence d’une lettre confidentielle de Cyrille de
Moscou dans laquelle le patriarche russe listait des remontrances très
similaires à celles formulées par les Bulgares. Adressée au patriarche de
Constantinople Bartholomée Ier, ainsi qu’aux représentants des
14 Eglises autocéphales conviés en Crète, cette missive sonne comme un
ultimatum.
Cyrille y
soulève également le problème du placement des représentants des Eglises
autocéphales dans la salle. Ces derniers, à l’exception de Bartholomée Ier qui
préside les débats, doivent se faire face assis en deux rangées parallèles,
selon le plan des organisateurs. Impensable pour le Russe qui insiste que tous,
y compris le patriarche de Constantinople, puissent être assis à une «même
table en demi-cercle», un dispositif reflétant selon lui mieux l’unité et
surtout l’égalité des membres du concile. «Toute autre proposition ne sera pas
acceptée par notre Eglise et constituera un obstacle infranchissable à notre
participation aux débats», écrit-il.
«Ce n’est
pas la première fois que l’Eglise russe utilise sa petite sœur bulgare comme un
proxy, voire un poisson pilote, pour faire avancer ses pions», analyse Tony
Nikolov, rédacteur en chef de la revue Christianisme et culture de Sofia. Comme d’autres, il se
demande si ce revirement représente une tentative de torpiller le concile ou
une tentative de faire «monter les enchères» à quelques jours de son ouverture.
«Il n’y a absolument aucun sens à demander des changements dans un ordre du
jour âprement négocié depuis près de cinquante ans, poursuit-il. En revanche,
il y a clairement une volonté des Russes à renverser les tables, au propre
comme au figuré, dans le seul but de contester l’autorité de Bartholomée sur ce
concile. Et, à terme, de prendre la tête de l’orthodoxie à l’échelle mondiale.»
Effectivement,
depuis l’annonce du boycott bulgare le patriarcat de Moscou a demandé à
Bartholomée Ier d’organiser une réunion d’urgence avant le concile afin d’en
«examiner la faisabilité» à la lumière des derniers événements. Le Saint-Synode
russe a rappelé ses propres réserves, mais aussi celles des Géorgiens et de la
petite Eglise d’Antioche en Syrie. Le patriarcat de Constantinople y a répondu
assez sèchement lundi, en invitant tous les participants à se «montrer à la
hauteur des circonstances» et à participer, aux dates prévues, aux travaux du
«saint et grand» concile.
Mais
aura-t-il même lieu? «Comme dans leur diplomatie, les Russes peuvent désormais
se permettre le luxe d’apparaître comme médiateurs d’un conflit qu’ils ont
eux-mêmes créé», analyse Tony Nikolov. Car dans ce bras de fer millénaire entre
Moscou et l’ancienne Constantinople pour contrôler les âmes des quelque
300 millions d’orthodoxes, les dissensions théologiques épousent souvent
la courbe des ambitions géopolitiques des protagonistes.
Basé à
Istanbul, mais considéré comme proche des Grecs, Bartholomée Ier bénéficie
toujours du statut de «premier parmi ses égaux», selon la loi canonique du
monde orthodoxe, un titre qui irrite fortement les Russes – surtout depuis
qu’une branche de l’Eglise orthodoxe ukrainienne a demandé à se placer sous son
autorité. Pour mieux contester ce «leadership byzantin», le patriarcat de
Moscou, fort du plus grand nombre de croyants, joue habilement de ses alliances
ex-soviétiques.
A la
différence de ses homologues, Cyrille bénéficie aussi de moyens financiers
conséquents, généreusement fournis par le Kremlin qui voit dans son Eglise un
vecteur supplémentaire pour peser sur les affaires du monde. Le dernier rêve du
président Vladimir Poutine dans ce domaine est une vieille ambition russe et,
même, soviétique: la création d’un Vatican orthodoxe sous la férule de Moscou
situé, par exemple, sur le mont Athos, en Grève, où le chef du Kremlin vient
d’effectuer une visite en grande pompe.
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