Monday, July 13, 2015

Le grand jeu de Moscou et des Occidentaux dans les Balkans


Entamée dès l'effondrement de bloc de l’Est, dès la fin de la guerre froide, dans les années 90, une "guerre tiède", silencieuse et souvent secrète, fait rage dans les Balkans. Après le quasi forfait de la Serbie et de la Roumanie, elle oppose, - en Bulgarie, en Macédoine, en Grèce -, la Russie d'un côté et les Américains et les Européens de l'autre. L'enjeu : d'énormes contrats de gaz, la domination politique d'une région stratégique, couloir entre l'Europe et l'Orient.

Manipulations, désinformations, coups tordus : pendant que l'attention est concentrée sur la bataille d'Athènes, membre de l'Otan mais qui louche vers Moscou, dans le reste des Balkans, Occidentaux et Russes s'affrontent à fleurets mouchetés.

Moscou joue sur ses liens historiques dans la région, la "fraternité" des peuples orthodoxes, ses immenses ressources naturelles et l'implantation de ses services secrets. Européens et Américains ont une force de frappe financière inégalée, le pouvoir du "soft power" et la puissance sécuritaire de l'Otan. Près de 25 ans après la chute du mur, la rivalité des grandes puissances continue dans cette région pauvre et troublée.


En Bulgarie
A la veille de l'entrée de la Bulgarie dans l'Union européenne, en 2007, l'ambassadeur russe à Bruxelles n'y va pas par quatre chemins:
La Bulgarie sera notre cheval de Troie dans l'UE !", déclare-t-il publiquement.

Autant dire que Moscou cache à peine son jeu à Sofia. Pour Poutine, l’intégration européenne de la Bulgarie est vécue comme un camouflet historique insupportable. Car les liens entre la Bulgarie et la Russie sont profonds et anciens, façonnés par l'histoire, des langues proches et une culture partagée. La fête nationale est la date de la libération de la domination ottomane par la Russie en 1878. Pourtant, dès l'indépendance, les gouvernements bulgares n'ont eu de cesse, jusqu'en 1944, de se libérer de l’étreinte de leurs libérateurs en menant constamment une politique tendant à refréner, et même à s'opposer militairement, comme lors de la Première Guerre mondiale, aux menées moscovites.

Le Kremlin tente aujourd’hui de faire perdurer sa relation intime, avec l’alliée la plus fidèle de l'URSS à l'époque communiste, grâce à ses liens étroits avec les communistes bulgares, devenus "socialistes" Les communistes bulgares n’avaient-ils pas à l’époque proposé à Moscou de faire de la Bulgarie la 16e République de l'Union soviétique ? Les sinistres services secrets bulgares, la Darjavna Sigournost (Sécurité d'Etat), une quasi annexe du KGB, n'ont jamais été vraiment purgés. Ils n'hésitent pas, pour le compte de Moscou, à manipuler Al Qaïda contres les USA. Les "anciens" communistes arrivent parfois à se maintenir au pouvoir politique. Et ils détiennent, de toute façon, toujours le pouvoir économique et médiatique. Ils se sont transformés en une "oligarchie rouge", très liée au "business russe".

Le pays dépend quasi entièrement de la Russie pour son approvisionnement en énergie. Le gaz russe arrive par l'Ukraine, les livraisons de pétrole sont majoritairement russes, la seule raffinerie est russe, et l'unique centrale nucléaire bulgare emploie des réacteurs et du combustible russes. La Russie est aussi très présente dans d'autres secteurs de l'économie bulgare, comme le tourisme ou l'immobilier. Selon l'ex-colonel du KGB Oleg Gordievsky, le staff des services russes pour la Bulgarie compte au moins 120 officiers, ce qui confirme l’intérêt du Kremlin pour ce pays. Selon une source bine informée, Moscou consacre plus de 10 millions d'euros par an à la propagande russe en direction de la société, des médias et des politiciens bulgares.

Coup dur pour Moscou fin 2014. Suivant l'avis de la Commission européenne, qui juge que la compagnie russe Gazprom viole les règles de la concurrence, le nouveau gouvernement pro-européen et américain de Boïko Borissov (GERB, centre droit) suspend la construction du gazoduc russe "South Stream" destiné à alimenter tout le sud de l'Europe en contournant l'Ukraine. Venant de Russie, "South Stream" devait passer sous la mer Noire et à travers la Bulgarie pour acheminer le gaz vers les pays des Balkans, la Hongrie, l’Autriche et l’Italie... Avec ce nouveau gazoduc, Moscou voulait priver Kiev d'un moyen de pression, l'empêchant de contrôler sa livraison de gaz vers une partie de l'UE, la privant aussi de revenus, affaiblissant sa position.

En 2013, la chute du premier cabinet de Boïko Borissov avait été orchestrée par Moscou," 
raconte le dissident franco-bulgare Alfred Foscolo, observateur engagé et informé de la vie politique à Sofia". Il poursuit : "Après que son gouvernement eut annoncé son renoncement aux projets South Stream et à la construction d'une nouvelle centrale nucléaire russe à Béléné. Le gouvernement suivant, soutenu par les 'anciens communistes' pro-russes, avait tenté de réanimer ces projets qui visaient à conserver la dépendance énergétique de la Bulgarie face à la Russie. Mais il a dû jeter l’éponge après 406 jours de protestation populaire".
Mais, déçu dans ses attentes par la Bulgarie, l'empire énergétique russe contre-attaque. Et ne cache pas son intention de ‘‘punir les Bulgares’’ en transformant en 2015 son projet de "South Stream" en "Turkish Stream", l'économie turque en pleine croissance étant énergivore. Les Etats-Unis s’y opposent et s’engagent en faveur de la construction du gazoduc Trans Adria qui devrait distribuer en Europe du gaz en provenance d’Azerbaïdjan.



L’Azerbaïdjan est un allié politique, militaire et économique des Etats-Unis, qui coopère étroitement avec l’Otan. Les Etats-Unis acquerraient alors une grande influence sur la distribution de gaz en Europe. Alors intervient la crise grecque…

En Grèce
Sous pression de ses créanciers européens qui exigent de lui de nouvelles mesures d'austérité (alors qu'il a été élu pour faire le contraire) en échange du financement de la colossale dette grecque (320 milliards d'euros, plus de 170% du PIB), le Premier ministre grec de la "gauche radicale", Alexis Tsipras, se tourne vers Moscou. En trois mois, il se rend deux fois en Russie en avril et en juin 2015. Il rencontre longuement Vladimir Poutine, mis au ban par les autres européens à cause de son soutien à la guerre des séparatistes de l'Est de l'Ukraine. Peut-être Alexis Tsipras espère-t-il un soutien financier direct ? Mais le ministère russe des Finances le fait savoir : les caisses de Moscou, sont asséchées par les sanctions internationales liées au conflit ukrainien et la baisse du prix des hydrocarbures.

La Russie fait quand même une offre à Athènes : devenir, à la place de laBulgarie, le prolongement de Turkish Stream et son centre de distribution pour l'Europe. Le ministre grec de l'Energie, Panayiotis Lafazanis, et son homologue russe, Alexandre Novak, signent en juin un protocole d'accord pour la construction, entre 2016 et 2019, du gazoduc russe en Grèce, pour un coût total de 2 milliards d'euros, avec une capacité de livraison aux clients européens de 47 milliards de mètres cubes de gaz. Une coentreprise, baptisée "South European Gas Pipeline", sera financée à 50% par la partie russe et à 50% par la partie grecque, qui a contracté à cet effet un prêt auprès de la banque russe Vnesheconombank. Moscou fait miroiter à Athènes des "centaines de millions d'euros" de droits de transit chaque année.

Ce projet constitue un camouflet pour les Occidentaux. Bruxelles voit Athènes se rapprocher de Moscou. En réaction à la première rencontre en avril entre Alexis Tsipras et Vladimir Poutine,  le président du Parlement européen, Martin Schulz, avait notamment demandé au Premier ministre grec de "ne pas mécontenter ses partenaires européens". Il avait estimé que "l'Union devait faire preuve de cohérence face à la Russie, en parlant d'une seule voix". Washington, qui s'oppose aussi à la Russie dans la crise ukrainienne, voit d'un mauvais œil Moscou renforcer ainsi sa capacité de livraison de gaz au marché européen.

Le Kremlin se limite-t-il à passivement profiter de la crise grecque pour marquer des points, affaiblir l'Ukraine et l'UE et faire quelques bonnes affaires ? "L'implication des services russes dans la crise joue un rôle important", écrit John R. Schindler, un ancien officier de contrespionnage de la NSA, dans un article appelé "Poutine joue-t-il le marionnettiste en Grèce ?"

Lors de la guerre froide, les agents du KGB travaillaient en Grèce avec un degré d'impunité qu'on ne trouvait dans aucun autre pays de l'Otan et les espions soviétiques ont pénétré la société et la politique grecques très profondément,"
poursuit-il. "Sous Poutine, ces liens clandestins ont été rétablis et les activités russes secrètes en Grèce bénéficient ont atteint un degré qu'elles n'ont jamais eu du temps soviétique. Depuis que Syriza est au pouvoir, le contingent déjà significatif d'officiers des services russes servant à Athènes sous couverture a augmenté, selon des responsables occidentaux des services de sécurité".

Les Russes ont-ils fait du bon travail à Athènes ? Dans un discours à Saint-Pétersbourg, le 19 juin, Alexis Tsipras avait laissé entendre à mots couverts que son pays préparait le terrain en vue de quitter l’Union européenne et l'Otan pour se rapprocher de la Russie. Il avait expliqué que la Grèce était au centre d’une tempête, mais qu’il était prêt à l’affronter et à traverser "de nouvelles mers pour atteindre de nouveaux ports sûrs"… Mais il ne s'agissait vraisemblablement que de chantage pour renforcer sa main avec ses créanciers occidentaux, qui semblent alors un peu énervés mais pas impressionnés par l'Odyssée russe du Grec. Tout en savourant la crise de l'UE, le Kremlin estime, pour l'instant, qu'Athènes doit régler ses problèmes avec ses créanciers européens. Moscou rêve sans doute de se servir d'Athènes comme d'un autre cheval de Troie dans l'UE, notamment pour bloquer les sanctions européennes. Mais au moment où le Premier ministre grec s'entretenait avec Poutine à Saint-Pétersbourg, notamment pour lui dire tout le mal qu'il pensait des sanctions européennes, à Bruxelles, le représentant grec approuvait leur renouvellement… Poutine ne peut compter sur Tsipras.

Reste qu'il y existe un fort tropisme russe chez Syriza et son leader. Les liens sont anciens. Certains mènent aux services extérieurs russes. Aux Etats-Unis, une partie de l'élite est inquiète. Le programme de Syriza ne prévoit-il pas la sortie de la Grèce de l'Otan ? (point n°40). Alexis Tsípras ne soutient-il pas que "la nouvelle architecture de la sécurité européenne doit inclure la Russie" ? C'est le fameux "droit de veto" réclamé par les Russes sur toute décision de l'Otan.

Une Grèce amie de Moscou pourrait paralyser la capacité de l’Otan à réagir à l’agression russe,"
a prévenu Zbigniew Brezinski, l'ancien conseiller stratégique de la Maison-Blanche qui exprime la position des conservateurs. Déjà les Grecs sont vus avec suspicion par leurs partenaires de l'Alliance atlantique.
Pour éviter ce scénario, conserver la Grèce dans l'UE et l'Otan, la Maison blanche a poussé les Européens à faire des concessions à Athènes sur la dette. Mais, Barack Obama a mis ses critiques de la politique grecque des Européens en sourdine. Pour deux raisons. D'abord parce que la Russie s'est avérée incapable d'aider financièrement la Grèce. Ensuite parce qu'il ne peut se permettre de se mettre à dos l'Allemagne, la plus dure avec Athènes mais le plus puissant rempart contre Moscou en Europe. Mais si le grand jeu dans les Balkans semble virer, pour le moment, au statu quo en Grèce, en Macédoine voisine, Moscou et les Occidentaux poursuivent l'affrontement.

En Macédoine
Coup de tonnerre, mi-mai 2015, en Macédoine, petit pays de 2 millions d'habitants, pourtant régulièrement secouée par des conflits entre la majorité slave et une forte minorité albanaise. Des affrontements armés entre la police macédonienne et un groupe de "terroristes" d’origine albanaise fait 22 morts et 37 blessés à Kumanovo, dans le nord du pays, à la frontière avec le Kosovo, près de la Serbie. Aussitôt, et comme souvent dans les Balkans (et pas toujours à tort), la "théorie du complot" prend le dessus.

Les Occidentaux sont accusés d'avoir fomentés la tuerie pour créer des troubles interethniques et renverser le gouvernement. Dans quel but ? Encore et toujours le nouveau gazoduc. Le gouvernement nationaliste du Premier ministre Nikola Gruevski, considéré comme "pro-russe", enfoncé dans un scandale d'écoutes, soutient les plans de Moscou pour construire dans le pays le prolongement du gazoduc Turkish Stream, venant de Turquie, puis de Grèce, avant de desservir la Serbie, puis l'Autriche, l'Italie, la Hongrie. Ce gazoduc ne peut distribuer du gaz russe en Europe qu’en passant par la Macédoine. Le ministre russe Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, accuse ouvertement l'Occident de vouloir renverser le cabinet de Gruevski.

C'est très triste et dangereux de saper le gouvernement de Gruevski. Nous sommes très préoccupés. Les événements de Macédoine sont assez brutalement dirigés de l'extérieur,"
a déclaré Sergueï Lavrov. Le chef de la diplomatie russe a même ajouté avoir des "preuves tangibles de tentatives extérieures de pousser le pays dans le gouffre d'une révolution de couleur", c'est à dire pro-occidentale.
Mais las !, c'est peut-être le scénario inverse qui est vrai. Menacé par le scandale des écoutes et le mécontentement de la population, le gouvernement "pro-russe" macédonien aurait monté à Kumanovo une diversion nationaliste et ratée. "Très vite, les incohérences du scénario proposé par les autorités macédoniennes sautent aux yeux", écrit pour Mediapart, Jean-Arnaud Dérens, dans un article digne d'un roman de John le Carré, où la réalité dépasserait la fiction et intitulé "Enquête sur une manipulation d'Etat".

Les "terroristes" de Kumanovo apparaissent liés avec Ali Ahmeti, le chef du BDI, le parti albanais membre de la coalition gouvernementale et même avec le chef des services secrets macédoniens, Sasho Mijalkov, qui est contraint de donner sa démission. "Et l’idée se répand qu’il s’agirait d’une mise en scène visant à détourner l’attention de l’opinion publique des manifestations de l’opposition qui se généralisent à Skopje", poursuit l'article. "Le régime nationaliste conservateur du Premier ministre Nikola Gruevski est en effet, depuis le début de l’année, fortement ébranlé par les révélations fracassantes qu’assène jour après jour le chef de l’opposition, le social-démocrate Zoran Zaev [connu comme "l'homme des Américains]. Ce dernier dispose d’enregistrements audio révélant la corruption et l’autoritarisme du régime, la mise en coupe réglée du pays". Pourtant les services secrets occidentaux ne seraient pas innocents, ni étrangers à l'affaire, à la déstabilisation du pays: "
Nul ne sait comment Zoran Zaev a pu se procurer ces enregistrements, poursuit Jean-Arnaud Dérens. (…) Les soupçons se portent sur des services occidentaux qui auraient pu remettre ces documents à l’opposition afin d’affaiblir Nikola Gruevski". Bref, déstabilisé par les services occidentaux, le Premier ministre "pro-russe" aurait monté en contre-attaque une manipulation qui a tourné au fiasco… Le grand jeu continue.

Jean-Baptiste Naudet




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