Entamée dès l'effondrement de bloc de l’Est, dès la
fin de la guerre froide, dans les années 90, une "guerre tiède",
silencieuse et souvent secrète, fait rage dans les Balkans. Après le quasi
forfait de la Serbie et de la Roumanie, elle oppose, - en Bulgarie, en
Macédoine, en Grèce -, la Russie d'un côté et les Américains et les Européens
de l'autre. L'enjeu : d'énormes contrats de gaz, la domination politique d'une
région stratégique, couloir entre l'Europe et l'Orient.
Manipulations, désinformations, coups
tordus : pendant que l'attention est concentrée sur la bataille d'Athènes,
membre de l'Otan mais qui louche vers Moscou, dans le reste des Balkans,
Occidentaux et Russes s'affrontent à fleurets mouchetés.
Moscou joue sur ses liens historiques dans
la région, la "fraternité" des peuples orthodoxes, ses immenses
ressources naturelles et l'implantation de ses services secrets. Européens et
Américains ont une force de frappe financière inégalée, le pouvoir du
"soft power" et la puissance sécuritaire de l'Otan. Près de 25 ans
après la chute du mur, la rivalité des grandes puissances continue dans cette
région pauvre et troublée.
En Bulgarie
A la veille de l'entrée de la Bulgarie
dans l'Union européenne, en 2007, l'ambassadeur russe à Bruxelles n'y va pas
par quatre chemins:
La Bulgarie sera notre cheval de
Troie dans l'UE !", déclare-t-il publiquement.
Autant dire que Moscou cache à peine son
jeu à Sofia. Pour Poutine, l’intégration européenne de la Bulgarie est vécue
comme un camouflet historique insupportable. Car les liens entre la Bulgarie et
la Russie sont profonds et anciens, façonnés par l'histoire, des langues
proches et une culture partagée. La fête nationale est la date de la libération
de la domination ottomane par la Russie en 1878. Pourtant, dès l'indépendance,
les gouvernements bulgares n'ont eu de cesse, jusqu'en 1944, de se libérer de
l’étreinte de leurs libérateurs en menant constamment une politique tendant à
refréner, et même à s'opposer militairement, comme lors de la Première Guerre
mondiale, aux menées moscovites.
Le Kremlin tente aujourd’hui de faire
perdurer sa relation intime, avec l’alliée la plus fidèle de l'URSS à l'époque
communiste, grâce à ses liens étroits avec les communistes bulgares, devenus
"socialistes" Les communistes bulgares n’avaient-ils pas à l’époque
proposé à Moscou de faire de la Bulgarie la 16e République de l'Union
soviétique ? Les sinistres services secrets bulgares, la Darjavna
Sigournost (Sécurité d'Etat), une quasi annexe du KGB, n'ont jamais été vraiment
purgés. Ils n'hésitent pas, pour le compte de Moscou, à manipuler Al Qaïda contres les
USA. Les "anciens" communistes
arrivent parfois à se maintenir au pouvoir politique. Et ils détiennent, de
toute façon, toujours le pouvoir économique et médiatique. Ils se sont
transformés en une "oligarchie rouge", très liée au "business
russe".
Le pays dépend quasi entièrement de la
Russie pour son approvisionnement en énergie. Le gaz russe arrive par
l'Ukraine, les livraisons de pétrole sont majoritairement russes, la seule
raffinerie est russe, et l'unique centrale nucléaire bulgare emploie des
réacteurs et du combustible russes. La Russie est aussi très présente dans
d'autres secteurs de l'économie bulgare, comme le tourisme ou l'immobilier.
Selon l'ex-colonel du KGB Oleg Gordievsky, le staff des services russes pour la
Bulgarie compte au moins 120 officiers, ce qui confirme l’intérêt du Kremlin
pour ce pays. Selon une source bine informée, Moscou consacre plus de 10
millions d'euros par an à la propagande russe en direction de la
société, des médias et des politiciens bulgares.
Coup dur pour Moscou fin 2014. Suivant
l'avis de la Commission européenne, qui juge que la compagnie russe Gazprom
viole les règles de la concurrence, le nouveau gouvernement pro-européen et
américain de Boïko Borissov (GERB, centre droit) suspend la construction du
gazoduc russe "South Stream" destiné à alimenter tout le sud de
l'Europe en contournant l'Ukraine. Venant de Russie, "South
Stream" devait passer sous la mer Noire et à travers la Bulgarie pour
acheminer le gaz vers les pays des Balkans, la Hongrie, l’Autriche et
l’Italie... Avec ce nouveau gazoduc, Moscou voulait priver Kiev d'un moyen de
pression, l'empêchant de contrôler sa livraison de gaz vers une partie de l'UE,
la privant aussi de revenus, affaiblissant sa position.
En 2013, la chute du premier
cabinet de Boïko Borissov avait été orchestrée par Moscou,"
raconte le dissident franco-bulgare Alfred
Foscolo, observateur engagé et informé de la vie politique à Sofia". Il
poursuit : "Après que son gouvernement eut annoncé son renoncement aux
projets South Stream et à la construction d'une nouvelle centrale
nucléaire russe à Béléné. Le gouvernement suivant, soutenu par les
'anciens communistes' pro-russes, avait tenté de réanimer ces projets qui
visaient à conserver la dépendance énergétique de la Bulgarie face à la Russie.
Mais il a dû jeter l’éponge après 406 jours de protestation populaire".
Mais, déçu dans ses attentes par la
Bulgarie, l'empire énergétique russe contre-attaque. Et ne cache pas son
intention de ‘‘punir les Bulgares’’ en transformant en 2015 son projet de
"South Stream" en "Turkish Stream", l'économie turque en
pleine croissance étant énergivore. Les Etats-Unis s’y opposent et
s’engagent en faveur de la construction du gazoduc Trans Adria qui devrait
distribuer en Europe du gaz en provenance d’Azerbaïdjan.
L’Azerbaïdjan est un allié politique, militaire et
économique des Etats-Unis, qui coopère étroitement avec l’Otan. Les Etats-Unis
acquerraient alors une grande influence sur la distribution de gaz en Europe.
Alors intervient la crise grecque…
En Grèce
Sous pression de ses créanciers européens
qui exigent de lui de nouvelles mesures d'austérité (alors qu'il a été élu pour
faire le contraire) en échange du financement de la colossale dette grecque
(320 milliards d'euros, plus de 170% du PIB), le Premier ministre grec de la
"gauche radicale", Alexis Tsipras, se tourne vers Moscou. En trois
mois, il se rend deux fois en Russie en avril et en juin 2015. Il rencontre
longuement Vladimir Poutine, mis au ban par les autres européens à cause de son
soutien à la guerre des séparatistes de l'Est de l'Ukraine. Peut-être Alexis
Tsipras espère-t-il un soutien financier direct ? Mais le ministère russe des
Finances le fait savoir : les caisses de Moscou, sont asséchées par les
sanctions internationales liées au conflit ukrainien et la baisse du prix des
hydrocarbures.
La Russie fait quand même une offre à Athènes : devenir, à la
place de laBulgarie,
le prolongement de Turkish Stream et son centre de distribution pour l'Europe.
Le ministre grec de l'Energie, Panayiotis Lafazanis, et son homologue russe,
Alexandre Novak, signent en juin un protocole d'accord pour la construction,
entre 2016 et 2019, du gazoduc russe en Grèce, pour un coût total de 2 milliards
d'euros, avec une capacité de livraison aux clients européens de 47 milliards
de mètres cubes de gaz. Une coentreprise, baptisée "South European Gas
Pipeline", sera financée à 50% par la partie russe et à 50% par la partie
grecque, qui a contracté à cet effet un prêt auprès de la banque russe
Vnesheconombank. Moscou fait miroiter à Athènes des "centaines de millions
d'euros" de droits de transit chaque année.
Ce projet constitue un camouflet pour les Occidentaux. Bruxelles
voit Athènes se rapprocher de Moscou. En réaction à la première rencontre
en avril entre Alexis Tsipras et Vladimir Poutine, le président du
Parlement européen, Martin Schulz, avait notamment demandé au Premier ministre
grec de "ne pas mécontenter ses partenaires européens". Il avait
estimé que "l'Union devait faire preuve de cohérence face à la
Russie, en parlant d'une seule voix". Washington, qui s'oppose aussi à la
Russie dans la crise ukrainienne, voit d'un mauvais œil Moscou renforcer ainsi
sa capacité de livraison de gaz au marché européen.
Le
Kremlin se limite-t-il à passivement profiter de la crise grecque pour marquer
des points, affaiblir l'Ukraine et l'UE et faire quelques bonnes affaires ?
"L'implication des services russes dans la crise joue un rôle
important", écrit John R. Schindler, un ancien officier de contrespionnage
de la NSA, dans un article appelé "Poutine
joue-t-il le marionnettiste en Grèce ?"
Lors de la
guerre froide, les agents du KGB travaillaient en Grèce avec un degré
d'impunité qu'on ne trouvait dans aucun autre pays de l'Otan et les espions
soviétiques ont pénétré la société et la politique grecques très
profondément,"
poursuit-il. "Sous Poutine, ces liens clandestins ont été
rétablis et les activités russes secrètes en Grèce bénéficient ont atteint un
degré qu'elles n'ont jamais eu du temps soviétique. Depuis que Syriza est au
pouvoir, le contingent déjà significatif d'officiers des services russes
servant à Athènes sous couverture a augmenté, selon des responsables
occidentaux des services de sécurité".
Les Russes ont-ils fait du bon travail à Athènes ? Dans un
discours à Saint-Pétersbourg, le 19 juin, Alexis Tsipras avait
laissé entendre à mots couverts que son pays préparait le terrain en vue de
quitter l’Union européenne et l'Otan pour se rapprocher de la Russie. Il
avait expliqué que la Grèce était au centre d’une tempête, mais qu’il était
prêt à l’affronter et à traverser "de nouvelles mers pour atteindre de
nouveaux ports sûrs"… Mais il ne s'agissait vraisemblablement que de
chantage pour renforcer sa main avec ses créanciers occidentaux, qui semblent
alors un peu énervés mais pas impressionnés par l'Odyssée russe du Grec. Tout
en savourant la crise de l'UE, le Kremlin estime, pour l'instant, qu'Athènes
doit régler ses problèmes avec ses créanciers européens. Moscou rêve sans doute
de se servir d'Athènes comme d'un autre cheval de Troie dans l'UE, notamment
pour bloquer les sanctions européennes. Mais au moment où le Premier ministre
grec s'entretenait avec Poutine à Saint-Pétersbourg, notamment pour lui dire
tout le mal qu'il pensait des sanctions européennes, à Bruxelles, le
représentant grec approuvait leur renouvellement… Poutine ne peut compter sur
Tsipras.
Reste qu'il y existe un fort tropisme russe chez Syriza et son
leader. Les liens sont anciens. Certains mènent aux services extérieurs russes.
Aux Etats-Unis, une partie de l'élite est inquiète. Le programme de Syriza ne
prévoit-il pas la sortie de la Grèce de l'Otan ? (point n°40). Alexis Tsípras
ne soutient-il pas que "la nouvelle architecture de la sécurité européenne
doit inclure la Russie" ? C'est le fameux "droit de veto"
réclamé par les Russes sur toute décision de l'Otan.
Une Grèce
amie de Moscou pourrait paralyser la capacité de l’Otan à réagir à l’agression
russe,"
a prévenu Zbigniew Brezinski, l'ancien conseiller stratégique de
la Maison-Blanche qui exprime la position des conservateurs. Déjà les Grecs
sont vus avec suspicion par leurs partenaires de l'Alliance atlantique.
Pour éviter ce scénario, conserver la Grèce dans l'UE et l'Otan,
la Maison blanche a poussé les Européens à faire des concessions à Athènes sur
la dette. Mais, Barack Obama a mis ses critiques de la politique grecque des
Européens en sourdine. Pour deux raisons. D'abord parce que la Russie s'est
avérée incapable d'aider financièrement la Grèce. Ensuite parce qu'il ne peut
se permettre de se mettre à dos l'Allemagne, la plus dure avec Athènes mais le
plus puissant rempart contre Moscou en Europe. Mais si le grand jeu dans les
Balkans semble virer, pour le moment, au statu quo en Grèce, en Macédoine
voisine, Moscou et les Occidentaux poursuivent l'affrontement.
En Macédoine
Coup de tonnerre, mi-mai 2015, en Macédoine, petit pays de 2
millions d'habitants, pourtant régulièrement secouée par des conflits entre la
majorité slave et une forte minorité albanaise. Des affrontements armés entre
la police macédonienne et un groupe de "terroristes" d’origine
albanaise fait 22 morts et 37 blessés à Kumanovo, dans le nord du
pays, à la frontière avec le Kosovo, près de la Serbie. Aussitôt, et comme
souvent dans les Balkans (et pas toujours à tort), la "théorie du
complot" prend le dessus.
Les Occidentaux sont accusés d'avoir fomentés la tuerie pour créer
des troubles interethniques et renverser le gouvernement. Dans quel but ? Encore
et toujours le nouveau gazoduc. Le gouvernement nationaliste du Premier
ministre Nikola Gruevski, considéré comme "pro-russe", enfoncé dans
un scandale d'écoutes, soutient les plans de Moscou pour construire dans le
pays le prolongement du gazoduc Turkish Stream, venant de Turquie, puis de Grèce, avant de desservir la Serbie, puis
l'Autriche, l'Italie, la Hongrie. Ce gazoduc ne peut distribuer du gaz russe en Europe qu’en
passant par la Macédoine. Le ministre russe Affaires étrangères, Sergueï
Lavrov, accuse ouvertement l'Occident de vouloir renverser le cabinet de
Gruevski.
C'est très
triste et dangereux de saper le gouvernement de Gruevski. Nous sommes très
préoccupés. Les événements de Macédoine sont assez brutalement dirigés de
l'extérieur,"
a déclaré Sergueï Lavrov. Le chef de la diplomatie russe a même
ajouté avoir des "preuves tangibles de tentatives extérieures de pousser
le pays dans le gouffre d'une révolution de couleur", c'est à dire
pro-occidentale.
Mais las !, c'est peut-être le scénario
inverse qui est vrai. Menacé par le scandale des écoutes et le mécontentement
de la population, le gouvernement "pro-russe" macédonien aurait monté
à Kumanovo une diversion nationaliste et ratée. "Très vite, les
incohérences du scénario proposé par les autorités macédoniennes sautent aux
yeux", écrit pour Mediapart, Jean-Arnaud
Dérens, dans un article
digne d'un roman de John le Carré, où la réalité dépasserait la fiction et
intitulé "Enquête sur une manipulation d'Etat".
Les "terroristes" de Kumanovo apparaissent liés avec Ali
Ahmeti, le chef du BDI, le parti albanais membre de la coalition
gouvernementale et même avec le chef des services secrets macédoniens, Sasho
Mijalkov, qui est contraint de donner sa démission. "Et l’idée se répand
qu’il s’agirait d’une mise en scène visant à détourner l’attention de l’opinion
publique des manifestations de l’opposition qui se généralisent à Skopje",
poursuit l'article. "Le régime nationaliste conservateur du Premier
ministre Nikola Gruevski est en effet, depuis le début de l’année, fortement
ébranlé par les révélations fracassantes qu’assène jour après jour le chef de
l’opposition, le social-démocrate Zoran Zaev [connu comme "l'homme des
Américains]. Ce dernier dispose d’enregistrements audio révélant la corruption
et l’autoritarisme du régime, la mise en coupe réglée du pays". Pourtant
les services secrets occidentaux ne seraient pas innocents, ni étrangers à
l'affaire, à la déstabilisation du pays: "
Nul ne sait comment Zoran Zaev a pu se procurer ces
enregistrements, poursuit Jean-Arnaud Dérens. (…) Les soupçons se portent sur
des services occidentaux qui auraient pu remettre ces documents à l’opposition
afin d’affaiblir Nikola Gruevski". Bref, déstabilisé par les services
occidentaux, le Premier ministre "pro-russe" aurait monté en
contre-attaque une manipulation qui a tourné au fiasco… Le grand jeu continue.
Jean-Baptiste
Naudet
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