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Saturday, April 2, 2016

Ukraine : la guerre peut-elle repartir?

Arnaud Dubien 

Reléguée au second plan de l’actualité internationale par la Syrie, l’Ukraine est à un tournant. Un peu plus d’un an après leur signature, le 12 février 2015, les accords de Minsk visant au règlement de la crise suscitent un scepticisme croissant. Il est vrai que leur bilan est plutôt maigre. Certes, les violences dans les régions de Lougansk et de Donetsk sont incomparablement moindres que celles qui y régnaient début 2015. Des centaines de prisonniers ont été échangés et plusieurs dossiers affectant directement le quotidien des habitants du Donbass, comme le déminage ou la circulation, ont enregistré des progrès.


Mais les cessez-le-feu régulièrement annoncés ne tiennent généralement guère plus de quelques jours. Les échanges de tirs observés récemment à Donetsk ne peuvent plus être qualifiés de sporadiques. Une partie des armes lourdes retirées de la ligne de front ont disparu des lieux de stockage,assurent les observateurs de l’OSCE. Ces derniers sont d’ailleurs régulièrement ciblés et entravés dans leurs déplacements. Si les responsabilités sont partagées entre Kiev et les séparatistes s’agissant des violations du volet sécuritaire des accords de Minsk, la vérité oblige à dire que les protégés de Moscou ne jouent pas le jeu et sont impliqués dans la majorité des incidents.

Le volet politique, lui aussi, marque le pas. La réforme constitutionnelle censée acter une forme d’autonomie pour les territoires échappant au contrôle de Kiev est reportée sine die faute de majorité qualifiée à la Rada, le Parlement ukrainien, et de volonté politique chez le président Petro Porochenko. Ni l’amnistie, ni la loi électorale devant permettre la tenue de scrutins locaux dans les régions concernées n’ont été adoptées.
Face à ces blocages, les initiatives se sont multipliées depuis le début de l’année. Le 15 janvier, le n°2 de l’administration présidentielle russe, Vladislav Sourkov – qui avait été omniprésent en coulisses à Minsk – a rencontré à Kaliningrad l’Américaine Victoria Nuland, secrétaire d’Etat adjoint. A Washington, c’est elle qui pilote, avec le vice-président Joe Biden, le dossier Ukraine. Cette entrevue – qui illustre la conviction russe selon laquelle la clé de la crise ukrainienne se trouve à Washington – a été mal vécue à Berlin et à Paris, les deux « parrains » des accords de Minsk.
Ton volontariste. Le 22 février, les ministres français et allemand des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault et Frank-Walter Steinmeier, se sont rendus à Kiev, où ils ont exigé le vote rapide de la loi électorale et une approche plus constructive sur le processus de Minsk. En substance, expliquent-ils, le soutien européen à l’Ukraine post-Maïdan, s’il n’est pas remis en cause à ce stade, n’est pas inconditionnel… Enfin, Paris a accueilli, le 3 mars, une réunion ministérielle au « format Normandie » (France, Allemagne, Ukraine, Russie). Si Paris ne s’est pas départi de son ton volontariste, le chef de la diplomatie allemande a fait entendre une musique un peu différente, empreinte d’amertume face à l’intransigeance de Kiev et de Moscou. Quelques jours plus tard, l’ambassadeur ukrainien à Berlin s’est plaint publiquement des pressions de l’Allemagne sur son pays.
A ce stade, quelles sont les positions, l’état d’esprit et les arrière-pensées des uns et des autres ? Le dossier du Donbass offre un bon exemple de jeu à fronts renversés. Tout en invoquant la restauration de son intégrité territoriale, Kiev a en réalité tiré un trait sur le Donbass. Les élites politiques et médiatiques ukrainiennes le considèrent comme un élément cancéreux dont il convient de se prémunir. Le blocus des territoires sous contrôle séparatiste et le refus de toute approche de nature à favoriser une réintégration du Donbass dans l’ensemble ukrainien s’inscrivent dans cette logique.
A Kiev, les accords de Minsk, signés en pleine déroute militaire, sont perçus comme un « cheval de Troie » du Kremlin. Pour éviter de les appliquer, les autorités ukrainiennes jouent la montre – des diplomates français parlent, en privé, de « manœuvres dilatoires » – et réinterprètent les documents signés. C’est notamment le cas en ce qui concerne le contrôle de la frontière avec la Russie, dont Kiev fait un préalable à l’organisation d’élections dans le Donbass alors qu’il doit être restauré au lendemain du scrutin selon les termes de l’article 9 des accords de Minsk.
Positionnement stratégique. La Russie, contrairement à une idée largement répandue, n’a pas intérêt au gel du conflit qui l’obligerait à assumer financièrement et moralement ces territoires. Ce qui compte pour le Kremlin n’est évidemment pas le Donbass en tant que tel mais le positionnement stratégique de Kiev. A court et moyen terme, il est peu probable de voir les autorités ukrainiennes renoncer à leur volonté d’intégration euro-atlantique ; mais Moscou note que les perspectives de l’Ukraine d’entrer dans l’Union européenne et l’Otan sont quasiment nulles pour les vingt-cinq ans à venir. Le calcul russe est que l’effondrement socio-économique de l’Ukraine, avec un PIB en recul de 18 % depuis 2014, aboutira tôt ou tard à une fermentation favorable à l’idée de normalisation avec la Russie. Les scrutins locaux d’octobre 2015 et l’élection partielle qui s’est tenue à Marioupol le 29 novembre confortent plutôt cette hypothèse.
Pour Paris et Berlin, la mise en œuvre des accords de Minsk est avant tout une question de crédibilité. François Hollande s’est beaucoup impliqué, dès le printemps 2014, pour mettre sur pied le « format Normandie », puis pour convaincre la chancelière Merkel de négocier avec le Kremlin, ce qu’elle n’était pas vraiment encline. Des sources proches du dossier nous disaient récemment que les deux pays se donnaient jusqu’à l’été pour avancer, ce qui correspond à l’horizon évoqué par Jean-Marc Ayrault pour la tenue d’élections et à la date d’expiration des sanctions sectorielles contre la Russie. On a cependant du mal à imaginer Paris et Berlin jeter l’éponge compte tenu des risques qu’induirait un « vide » diplomatique autour du Donbass.
Les positions américaines sont plus ambivalentes. A l’automne dernier, le sherpa de François Hollande, Jacques Audibert, a appelé son homologue américain Susan Rice à la Maison Blanche pour lui faire part du mécontentement de Paris face aux messages, jugés déloyaux, que ferait passer Victoria Nuland à Kiev sur les accords de Minsk. Il n’est pour autant pas avéré que Washington souhaite un échec de la médiation franco-allemande. L’essentiel pour l’administration Obama est plutôt d’éviter que l’Ukraine ne devienne un fiasco trop visible avant la passation de pouvoir à Washington début 2017.
Normalisation ou enlisement? Deux scénarios majeurs s’esquissent pour les mois à venir. Le premier - optimiste - est celui d’un déblocage du processus de Minsk, sans doute au prix de certains accommodements avec la lettre des accords de février 2015 et d’un étirement du calendrier. Des élections « présentables » auraient lieu dans le Donbass, l’Ukraine pouvant enfin consacrer ses ressources aux réformes, les sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie seraient – au moins partiellement – levées, puis Moscou et Kiev normaliseraient progressivement leurs relations commerciales.
Dans ce cas de figure, il serait question de nommer l’oligarque Rinat Akhmetov gouverneur de Donetsk et Iouri Boïko, le chef du Bloc d’opposition (héritier du Parti des Régions) à Lougansk en remplacement des actuels leaders séparatistes Zakhartchenko et Plotnitski. Vladimir Poutine aurait donné son aval et Petro Porochenko réfléchirait.
L’autre scénario est celui d’un enlisement, puis d’un enterrement du processus de Minsk. Il semble le plus probable au vu des dynamiques en cours. Ce saut dans l’inconnu serait d’autant plus hasardeux que l’Union européenne est accaparée par d’autres priorités (Libye, crise des migrants, Brexit) et que les Etats-Unis sont entrés en période électorale. Le sommet de l’Otan de Varsovie en juillet et les législatives russes de la mi-septembre créent un risque supplémentaire de « rechute ». En l’absence de processus politique, même cahotant, la reprise des combats à grande échelle dans le Donbass et une nouvelle escalade au plan régional sont à craindre. On en est en tout cas convaincu à Berlin et à Paris.
L’évolution du dossier ukrainien va dépendre des réponses apportées à quelques questions cruciales. A Kiev, préfère-t-on la « petite Ukraine » au retour du Donbass dans un ensemble national du coup moins homogène ? Dans les capitales occidentales, comment faire en sorte que l’Ukraine garde le cap sans lui fournir de perspectives d’intégration ? A Paris et à Berlin, quelle appréciation politique fait-on des responsabilités des uns et des autres alors que l’UE doit se prononcer, lors du Conseil de juin, sur la reconduction des sanctions frappant la Russie ? Enfin, quand cette dernière jugera-t-elle qu’il est de son intérêt de mettre ses actes en adéquation avec ses déclarations sur le processus de Minsk ? »

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